Peu avant les examens, mes cours m'ont fourni un sujet parfait pour le défi " contes, mythes et légendes", mais il m'a fallu du temps avant d'en faire le tour. Donc bon, inclusion au programme Halloween, pour le côté magie, aventures dans un autre monde, animaux fantastiques, tout ça...Allez, ça fera l'affaire pour commencer le mois fantastique en douceur. C'est vendredi, c'est spectacle, on regarde un film!
Mais avant de parler du film, il me faut évoquer la légende d'origine et l'adaptation en opéra, qui sert de base au film. Sadko est un sujet de byline, l'équivalent slave des chansons de geste et épopées héroïques d'Europe.
Le point central est une histoire d'amitié improbable, entre Sadko, musicien pauvre et le roi des eaux.
Sadko, musicien sympatique mais très fanfaron, a fait un pari avec les marchands de la ville de Novgorod: il pêcherait dans le lac voisin le poisson d'or mythique. S'il y arrive, les marchands lui donneront une forte somme d'argent. Sinon, il partira de la ville, sous les huées. Sadko se met à jouer de la musique près du lac, la musique attire le roi des eaux, qui le remercie du concert en lui offrant le poisson d'or mythique et son amitié. Voilà donc Sadko devenu riche, et il profite de cette richesse, pour acheter des bateaux et partir à l'aventure sur les mers, négligeant l'amitié de Poséidon (enfin, son équivalent) lequel bloque les bateaux, empêchant la suite de l'aventure. La brouille se résoudra par une visite dans le royaume sous-marin, un concert, et une réconciliation par un mariage avec une femme " aquatique", qui décide de le suivre sur terre.
Ca vous parait un mélange de plusieurs histoires? C'est normal. On trouve le même schéma dans beaucoup de cultures. Au Japon, c'est le pêcheur Urashima Tarô qui, dans une légende, vit des aventures sous-marine et se marie avec la reine des mers ( mais l'histoire finit très mal! il ne faut jamais fâcher une déesse).
Plus connu en Europe et plus ancienne aussi dans sa forme écrite, il y a tout simplement l'Odyssée. Les problèmes d'Ulysse viennent de ce qu'il a tué Polyphème, fils de Poséidon (et il ne faut jamais fâcher un dieu non plus)
Sur cette trame médiévale il est vrai très courte, Nikolaï (encore un décidément, ils me poursuivent) Rimski- Korsakov a composé un opéra, rajoutant des détails: Lioubava, la femme de Sadko qui attend classiquement que son mari se lasse de courir le monde et la fille du roi des mers, dont Sadko tombe amoureux (il faut obligatoirement un triangle amoureux au XIX° siècle). C'est elle, et non plus son père, qui va amener la pêche miraculeuse à Sadko, le rendant riche.
Mais il n'est pas plus reconnaissant que sa version conte, puisqu'il part à l'aventure avant de se retrouver bloqué... 12 ans plus tard.
Il faut donc se concilier le dieu de la mer et sa fille par un sacrifice (oui, comme Andromède, donc...), donc bon, logiquement c'est Sadko qui se jette à l'eau, littéralement, son sacrifice permettant au vent de se lever et au bateau de partir (oui, comme Iphigénie aussi). La mythologie grecque n'est jamais loin dans cette histoire.
Or.. Sadko arrive chez le roi de l'océan, où une grande fête est organisée en son honneur. Il s'y marie avec la fille du roi (oubliant au passage qu'il est déjà marié sur terre avec Pénélope-Lioubava). Tous deux reviennent à Novogorod.. Mais la fille du roi se transforme en brume et disparait, préférant retourner dans son milieu d'origine (Coucou la petite sirène!).
Sadko va donc devoir faire amende honorable auprès de sa première femme, et s'excuser de l'avoir oubliée si longtemps, mais il voulait voir le monde, tout ça... les voyages c'est bien mais on est mieux chez sois blabla, pitié, laisse moi devenir l'ombre de ta main, l'ombre de ton chien, je n'ai jamais cessé de t'aimer etc. Oups, le fier héros qui "oublie" un détail pareil.
Et donc la version opéra diffère pas mal de sa source, pour aller vers quelque chose qui évoque à la fois l'Odyssée et les voyages de Sinbad le marin.
Pour écouter et voir, c'est par ici, attention, il y en a pour presque 3h00
Et la version film, elle, se rapproche plutôt de la fable persane.
En effet le voyage de Sadko n'est pas dans le seul but de voir le monde, mais il veut trouver et capturer "l'oiseau du bonheur" qui rendra heureux tout le monde ( on peut y voir un lien avec l'histoire de l'oiseau de feu et celle de l'oiseau Rokh de Sinbad. Tiens j'avais oublié que Sinbad lui aussi énuclée un cyclope...tout est lié, c'est génial)
Et le film alors? Première constatation, il élague beaucoup: il faut faire tenir en 1h40 un opéra qui fait allégrement plus de 2h30, donc on coupe. Et donc le Tour du monde de Sadko (titre de distribution du film en France dans les années 50) se résume à aller chez les varègues ( vikings), puis en Inde, où il trouve non pas l'oiseau du bonheur, mais un phénix qui sait endormir la foule par ses paroles magiques - cet oiseau pourrait faire de la politique!- et dans le royaume marin, vite fait, avant de revenir à Novgorod et de conclure: " quelle erreur d'aller chercher le bonheur dans mille pays, quand le bonheur c'est le pays natal". Sa motivation pourtant était de partir chercher de quoi rendre heureux les gens de sont pays, qui ne l'étaient pas...
Grosse différence aussi avec l'opéra: il n'est pas marié. Lioubava est une femme qu'il rencontre et drague le jour où il fait le pari avec les marchands... et elle ne se montre pas franchement enthousiaste, un peu " je travaille, là, qui que tu sois, ça ne m'intéresse pas, fiche-moi la paix".
Mais dès le lendemain, avec la pêche miraculeuse, comme par hasard, elle en est dingue, comme s'il se connaissaient depuis toujours. Et lui promet le pack habituel édition Pénélope: " attente-fidélité pendant des années". Et donc il part, et se contentera de faire un faux mariage avec la fille du roi des mers pour pouvoir retourner sur terre, en lui indiquant clairement "mais je viens de la terre, je veux y retourner, on ne peux pas vivre ensemble", et elle est très zen à ce sujet, " d'accord, pas de problème, je vais simplement t'aider à rentrer chez toi".
Ceci donc pour limiter la casse du contrat de mariage, pourtant clairement indiquée dans l'opéra, la morale est sauve, ouf!
Et visuellement, c'est... du kitsch absolu, mais pas franchement plus que les péplum des mêmes années en Europe, mélangeant décors réels, rochers sur la plage, forêt de bouleaux, et décors peints foncièrement symbolistes, un peu dans le style des fonds de scène de théâtre. Le royaume des mers est filmé au travers d'aquariums où nagent des poissons, on fait avec les moyens du bord... après j'ai bien aimé ce côté très théâtral, et même théâtre de marionnettes par moment. D'autant que, s'agissant d'un conte ou d'une légende, le côté irréaliste n'est pas vraiment un souci.
Mais il faut reconnaître un résultat comique involontaire. L'animal de compagnie du roi de la mer est un poisson marionnette franchement drôle, l'ours du montreur d'ours est un bonhomme déguisé, oui, comme au théâtre, donc.
Ou mi rigolo-mi chelou: le phénix est un oiseau assez monstrueux doté d'une tête de femme couronnée. Et visiblement nos fiers héros slaves n'ont aucun scrupule à se moquer d'elle ou à l'insulter malgré son visage humain, telle une banale volaille. C'est un mauvais calcul au vu de son potentiel nocif.
(mais des bouchons d'oreilles permettent d'éviter le maléfice comme, tiens, les sirènes d'Ulysse, qui sont des femmes oiseaux, et non des femmes poissons, la mythologie grecque est encore là)
Je salue la beauté du décor qui me rappelle les fabuleuses miniatures de Palekh* |
Point culture: j'y reviendrais dans un sujet sur les contes d'Afanassiev, mais l'oiseau, comme beaucoup d'autres animaux en russe est considéré par défaut comme féminin. Le mot russe est de genre grammatical féminin, et donc l'animal est supposé par défaut une femelle.
Ca parait banal à priori, sauf que les contes russes regorgent d'animaux qui sont souvent féminins, et souvent précisément, il s'agit de la forme animale d'une fée, d'une sorcière, d'une déesse, ou d'une femme envoutée...
Ce qui va trouver une application très concrète au théâtre: le rôle de l'oiseau est, sauf à de très rares exceptions spécifiées dans le scénario (un roi transformé par maléfice en oiseau par exemple dans la légende de Finiste le faucon), tenu par une femme. Le cygne est aussi un mot féminin. Et donc ce n'est pas un hasard si les cygnes du lac mis en musique par Tchaïkovski, ou l'oiseau de feu soient des rôles tenus par des danseuses, et non des danseurs. Ce n'est pas parce qu'elles sont plus légères, aériennes, ou que les plumes font plus joli sur une jupe que sur un costume d'homme, mais bien parce qu'il y a une forte association imaginaire de trois concepts oiseau = femme = magie.
Chez les grecs anciens aussi le paon est un symbole de magie, de mystère, d'illusion et de tromperie. Et là aussi au théâtre, l'application sera qu'un costume de plumes de paon signe, pour le spectateur averti, le personnage qui fait de la magie... souvent avec de mauvaise intentions d'ailleurs. Ici le phénix, est une variante mythologique du paon: oiseau + femme + magie = il ne faut pas s'y fier, et plutôt 3 fois qu'une.
Bon je m'éloigne , mais ce sujet me passionne, dès que je peux raccrocher quelque chose à la Grèce Antique, je m'embarque moi aussi comme Ulysse. Revenons donc à Novgorod et au film. Ceci dit, ces inventions du film pour étoffer la légende n'est sont donc pas vraiment puisqu'elles piochent de manière fûtée dans d'autres légendes.
La morale " c'est chez soi qu'on est le mieux" reste discrète, malgré le principe de chercher le bonheur pour le peuple, on va dire que je m'attendais à un peu plus de propagande pour un film de 1953.
Rien à dire sur la musique, qui est en grande partie celle de l'opéra (sauf que bon, l'acteur fait de son mieux pour faire semblant de jouer des gusli, mais n'a visiblement aucune expérience des instruments à cordes)
point culture bis: voila des gusli ( oui le mot est au pluriel, même s'il n'y a qu'un instrument)
* Point culture ter: Les miniatures de Palekh sont des des boites en papier maché couvert de colle et de laque qui lui donne la solidité du bois. Les boites peuvent être toutes petites ou moyennen, mais jamais très grande, et sur le couvercle sont peintes sur fond noir des miniatures d'un goût et d'un niveau technique rare, et pour cause: ce sont des sujets profanes, souvent mythologiques ou égendaires, qui étaient souvent peints par des peintres d'icônes, d'abord en marge de leur métier officiel, puis lorsqu'ils se sont trouvés au chômage technique à la révolution.
Il y a 4 villes qui en produisent, chacune avec son style de prédilection: Mstéra, Palekh, Kholouï, Fedoskino ( plutôt des reproductions de tableaux célèbres, paysages et des scènes de genre pour ce dernier). Toutes sont signées par l'artiste qui les a réalisées, mentionnent le sujet et le lieu de fabrication, car ce sont de vrais tableaux.
Voilà une boîte de Palekh illustrant la légende de Sadko. La photo est un peu réduite, la taille réelle de la boîte est 15x11x3 cms Ce n'est vraiment pas grand |
Et oui, c'est plus cher qu'une matriochka comme souvenir , mais moins qu'une icône quand même.
Quel univers particulier avec ce film ! J'avoue avoir un peu de mal à suivre et c'est vrai que ça semble bien kitsch ! Non pas de Baba Yaga à l'horizon ! ;) Merci pour ce visionnage original.
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