allez, un peu de lectures classiques, il y avait longtemps.
Les récits de feu Ivan Petrovitch Belkine est un recueil de 5 nouvelles, précédé d'une rapide biographie du dénommé Ivan (qui n'a jamais existé, mais passe pour l'auteur de ces récits, et leur narrateur qui rapporte ce qu'il a vu ou qu'on lui a raconté)
On peut les télécharger ici au format PDF, gratuitement
- Le coup de pistolet : un militaire, Silvio, tireur d'élite, a un jour maille à partir avec un autre militaire. Les deux décident de régler ça à la manière de l'époque: duel au pistolet. L'autre tire le premier mais rate Silvio, cependant devant l'attitude nonchalante de son opposant, qui mange tranquilement des cerises au lieu d'avoir peur, Silvio décide de reporter sine die son coup : à quoi sert de viser une ennemi qui tient si peu à la vie. Non, il décide de le réserver pour un autre jour, quand le gars d'en face aura de vraies raisons de tenir à la vie. La veille de son mariage avec une dame richissime par exemple.
- La tempête de neige: Les jeunes Maria, fille d'un riche propriétaire et Vladimir, militaire peu gradé, sont amoureux. Et comme on peut s'y attendre, la famille de Maria considère que ce n'est pas un bon parti pour elle. Les amoureux fomentent donc un coup classique: la fuite en pleine nuit et le mariage en secret, mettant les familles devant le fait accompli. Or une tempête de neige se lève, empêchant les projets, Maria peut partir et se rendre à l'église tandis que Vladimir se perd et n'arrive que le lendemain matin.
Maria est déjà rentrée chez elle, les parents n'ont rien su de son escapade nocturne. Elle tombe malade dans la foulée. Les parents, pensant qu'elle se laisse mourir de désespoir, consentent au mariage... que Vladimir refuse, quittant aussitôt la région. Que s'est il passé cette nuit pour entrainer une si rapide rupture?
Réponse: Maria s'est mariée, sans le vouloir, avec un inconnu venu se réfugier dans l'église cette nuit là, et que, dans la pénombre et emmitouflé dans ses vêtements, le prêtre et les témoins ont pris pour Vladimir. Ce n'est qu'après la célébration que l'erreur est découverte et que le nouveau marié s'enfuit. Fichu, Maria ne peut plus se marier, ni avec Vladimir, ni avec l'un de ses nombreux soupirants, elle serait bigame. Mais comment et où retrouver un mari qu'on a épousé par erreur, dont on ne sait rien et qui a pris la fuite?
- Le marchand de cercueils: un marchand de cercueils, nouvellement installé dans une ville , est invité à une fête entre voisins, le boulanger, le gendarme, le cordonnier, etc.. sont là L'alcool y coule à flot, tout se passe bien, mais une plaisanterie lancée " buvons à la santé de nos clients", passe très mal auprès de lui. Il rentre donc ivre et vexé, prétendant préférer boire avec ses clients morts plutôt qu'avec des vivants de si mauvaise compagnie. Ce qui se passe: en rentrant chez lui, la maison est pleine de fantômes et de squelettes. Précisément, des clients qu'il a tout au long de sa carrière, extorqués, leur vendant des cercueils de mauvaise qualité ou gonflant les prix. Malédiction.. ou simple delirium tremens?
- Le maître de poste: le maître de poste est un quiquagénaire que rencontre le narrateur lors d'un voyage. Il vit et travaille avec sa fille Dounia, une coquette de 14 ans qui se laisse très facilement conter fleurette, pour amadouer les voyageurs trop exigeants. Cette situation va évidemment dégénérer, le jour où Dounia va faire plus que se laisser draguer, et carrément s'enfuir à la ville avec un voyageur, dont elle devient la maîtresse. Le père finit par la retrouver, mais elle refuse même de lui adresser la parole. Une histoire qu'on pouvait voir venir: la maison du maitre de poste était décorée de gravures illustrant l'histoire du fils prodigue. Dounia, la fille prodigue, ne revient que quelques années plus tard, riche, mais beaucoup trop tard pour une réconciliation.
- La demoiselle paysanne: Dans une campagne loin de tout deux propriétaires imbus de leur gloire se détestent par principe.. sans jamais s'être rencontrés. Mouromsky, innovateur, a des dettes colossales, continue à en faire pour moderniser sa propriété sans grand résultat. Il vit avec sa fille, Lisa, 17 ans impétueuse, fûtée , facétieuse. Anglomane convaincu, il lui fait apprendre l'anglais, lui a dégotté une vieille miss comme professeur particulier ( "payée à relire Paméla tous les six mois et à se plaindre de la Russie barbare" ), s'habille à l'anglaise, ce qui le rend passablement ridicule dans ce coin paumé de campagne où on ne parle même pas le russe, mais un patois local ( que Lisa se fait fort de pratiquer couramment, avec en tout cas plus d'enthousiasme que l'anglais)
Berestov, le traditionnaliste, préfère " vivre modestement à la russe plutôt que s'endetter à l'anglaise", il a un fils, Aleksei, 17 ans aussi, qui aimerait faire carrière dans l'armée, tandis que le père pense que mieux vaut tenir que courir et destine son fils à l'administration.
Les deux rejetons ne se sont pas rencontrés plus que les parents, mais chacun a entendu parler du charme exceptionnel de l'autre. C'est Lisa qui la première va trouver une combine pour rencontrer incognito son voisin: se déguiser en paysanne, se prétendre " Akoulina" ( un prénom très "terroir"), et aller ramasser "par hasard" des champignons là où Aleksei va chasser. Rencontre, discussion, et comme on le devine, coup de foudre: en 2 mois Aleksei est tout prêt à demander sa paysanne en mariage. Or entretemps les géniteurs ont fait connaissance, sont devenus amis et commencent à planifier un mariage entre Lisa ( qui ne s'est jamais montré à son galant sous sa vraie apparence, la seule fois où il l'a vue, elle s'était grimée en petite marquise pour ne pas être reconnue et avait tout fait pour se faire détester) et Aleksei qui, donc trouve la Lisa qu'il a vue fade, évaporée, et sans personnalité.
Comment se sortir de cette situation?
Ces 5 nouvelles sont très faciles à lire, souvent drôles ( hormis le maître de poste, véritablement tragique) car Pouchkine charge autant les riches que les pauvres, les artisans que les propriétaires parvenus, les hommes que les femmes, avec un humour souvent réjouissant et des petites vannes bien senties. On y retrouve des thèmes courants chez lui: le duel (Le coup de pistolet), le type de la ville venu s'enterrer à la campagne, mais qui continue à vivre comme en ville (la demoiselle paysanne), les histoires d'amour contrariées par les parents et leurs préjugés ( la tempète de neige, la demoiselle paysanne).. Des choses qui étaient aussi dans Eugène Oneguine ou dans la fille du capitaine. Du Pouchkine pur jus, et je retrouve le côté pince-sans-rire qui m'avait beaucoup plu dans ses autres oeuvres.
Et maintenant la révélation: il s'agit d'une mystification, doublée d'un pastiche.
Mystification: Pouchkine était adepte de ce genre de choses, faisant parfois passer ses oeuvres pour celles d'autres auteurs. Ici, il fait passer ces nouvelles pour l'oeuvre d'un auteur mort depuis des décennies, Ivan Pétrovitch Belkine, entouré de mystère, dont les récits sont passés de mains en mains, donc.. intraçable. Malin.
Et un pastiche, car il s'agit de réécritures très librement adaptées, de pièces de Shakespeare.
Le coup de pistolet, c'est Hamlet, qui remet sa vengeance jusqu'à ce qu'il trouve le moment le plus opportun.
La tempète de neige, c'est " la tempête", tout simplement*. Le marchand de cercueil peut être lié à Macbeth, le roi devenant un marchand peu honnête, tandis que le roi Lear a inspiré le père abandonné du maître de poste. Et le plus évident de tous, la demoiselle paysanne est une version comique à peine voilée de Roméo et Juliette.
En fait, plus exactement, il s'agit de parodies de la manière dont était présenté Shakespeare au XIX° sicèle au public russe.
Une philologue a mené une étude là dessus, et à comparé beaucoup de source. Je ne vous lierai pas son travail, qui est tout en russe. J'ai pu écouter à ce sujet une très intéressante conférence. Voici l'idée: A cette époque, il y avait peu de traductions de Shakespeare, surtout en russe. Les russes, qui pour beaucoup, parlaient couramment français, ont découvert Shakespeare via les traduction en français de Guizot ou François-Victor Hugo, traductions qui étaient souvent assez boiteuses, quand elles n'étaient pas tronquées.
Et donc traduire depuis une mauvaise traduction... vous imaginez le décalage avec l'ouvre d'origine.
De plus ces traduction ne s'adressaient pas à la société lettrée qui lisait déjà couramment le français ou l'anglais, mais à la bourgeoisie, qui voulait faire comme les nobles.. sans en avoir la formation intellectuelle, elle a donc été la première consommatrice de ces éditions, MAIS adaptée à ses goûts. Or le " goût bourgeois" en russe comme en français, est quelque chose de plat, sans saveur, sans originalité, bourré de poncifs...
La bourgeoisie veut du Shakespeare, on va lui en donner, elle ne veut pas de rdrames, on va lui lui donenr des tragédies adaptées qui finissent bien. Ce qui est attesté par les programmes de théâtres de l'époque.
D'Hamlet, exit l'histoire d'héritage, il ne reste que l'idée de vengeance retardée. Roméo et Juliette doit bien se finir. Macbeth pour le public russe de l'époque a été réduit à la seule invitation à dîner du spectre de Banquo, exit tout le reste ( qui est l'essentiel)
Ce ne sont donc pas directement les pièces de Shakespeare qui sont adaptées, mais leurs relectures bourgoises de cette époque, dont Pouchkine se moque allègrement, en les ridiculisant.
Et la plus impossible à reconnaître est Othello. La version russe de Desdémone est fiancée à un monsieur et les familles ne seulent pas de mariage. Ils vont se marier en secret. Mais elle est enlevée sur le chemin. Othello se croit trompé et la tue pour laver son honneur. On fait plus difficilement éloigné de l'oeuvre d'origine.
*La chercheuse russe voit dans "la tempête de neige" une adaptation de cette adaptation, alors que tout pointe vers "la tempête. On ne m'otêra pas de l'idée que Pouchkine étant un petit malin, il a fait un mix entre cette version contemporaine méconnaissable d'Othello, et la Tempête, très reconnaissable, mais assez méconnue du public de l'époque. Ce qui peut est assez clair, car les titres sont limpides, et le nom du mari de fortune est tiré de l'un des mots signifiant " Tempête" en russe.
D'après la conférencière, l'incipit qui retrace de manière apparemment
sans intérêt les aventures du manuscrit ( dont certains sont déclarés disparus, car une bonne ignorante les a utilisés pour colmater les fissures d'une fenêtre.. humour typique de Pouchkine) est en fait une clef: les récits
passent de main, traduits, retraduits, de plus en plus vidés de leur essence pour donner quelque chose de plat, juste bon à servir d'isolant en hiver, et dont l'auteur premier, de plus en plus méconnaissable, est difficile à retrouver.
Cette double lecture est passionnante.
Triple dose de classique: Du Shakespeare adapté puis parodié. ( tiens si je lisais les pièces que j'ai oubliées, moi...)
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