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samedi 3 février 2024

The Green book, voyage dans l'amérique ségrégationniste ( podcast, 2 X 50 minutes)

 Que voilà un sujet original et qui m'a beaucoup intéressée!
Je n'en avais jamais entendu parler et aux dires de Candacy Taylor, la documentariste qui s'y est intéressée, et bien qu'elle soit aussi afro américaine, ni elle, ni ses amis, ni la plupart des gens qu'elle connaissait n'en avait jamais entendu parler. Sa mère ne le connaissait pas, mais son beau père en avait un vague souvenir et c'est donc avec lui qu'elle a eu l'idée de s'y intéresser et de publier un essai autour de ce livre vert et du voyage en voiture dans l'Amérique ségrégationniste.

Quel est ce livre vert?
Déjà, Green, non à cause de la couleur, bien que la couverture ait joué sur les mots, mais parce qu'il a été rédigé par Victor Green, postier New-Yorkais dans les années 1930, et qui a perduré jusque au milieu des années 1960, quand la fin de la discrimination d'état l'a rendu obsolète.
Il s'agit d'un ... Livre Bleu, pour utiliser une analogie qui parlera aux français. Enfin, un guide de voyage, donc. Mais à destination d'un public spécifique, les noirs américains qui partent en voyage en voiture sur les routes. D'où son sous titre " le livre vert du voyageur noir" ou de l'automobiliste noir, selon les éditions.

A cause de ces couvertures qui évoquent assez peu un guide de voyage, beaucoup de gens se souvenaient avoir vu le livre en librairie, mais pensaient qu'il s'agissait d'une BD

A l'origine Mr Green s'était simplement intéressé à New-York et avait rédigé un petit guide sur sa ville, afin de donner à ses concitoyens des trucs et astuces pour se rendre à certains endroits de la ville , sans risquer d'être trop contrôlés par la police. Le succès a prouvé qu'il y avait une vraie demande et d'années en années, s'est élargi, grâce aux bonnes adresses communiquées à l'éditeur par les lecteurs, au point de devenir un indispensable du voyage en voiture.  Finalement, un ancêtre du guide du routard.
On y trouve non seulement les informations habituelles d'un guide de voyage, les distances entre divers lieux, les bonnes adresses, restaurants, hôtels, stations services, garages, magasins, cinémas, salles de concerts... avec ce détail particulier qu'elles sont accueillantes pour les voyageurs noirs, qui auront l'assurance ne ne pas au mieux être renvoyés dehors sans ménagement, au pire sous la menace d'un fusil ou menottés par les policiers.

Ils  répertorient également des choses moins évidentes dans un guide de voyage, mais vitales à l'époque pour cette population, c'est à dire les adresses des hôpitaux, médecins, pharmacies où ils peuvent trouver de l'aide en cas d'accident, de maladie ou de médicaments à renouveler. Ou même simplement, les adresses d'individus privés qui disposent d'une chambre à louer ou à prêter pour la nuit dans des endroits isolés, où rien d 'autre n'existe.  Donc oui, il est impossible d'estimer combien de vies ce guide a sauvé, mais certainement plus d'unes.

Ne serait-ce que parce qu'il donnait aussi des conseils de voyage, pour éviter de se faire arrêter. On est à une époque où un noir même aisé, n'est pas supposé être propriétaire de sa voiture, et pour las policiers blancs, un noir au volant d'une voiture , ça ne pouvait être que deux cas de figure: soit un chauffeur d'une voiture appartenant à un blanc, soit un voleur de voiture.
Pour écarter le risque d'être pris pour un voleur, il était conseillé donc aux conducteurs noirs de garder dans leur voiture une casquette d'uniforme de chauffeur professionnel, afin de pouvoir faire croire aux policiers qu'il était dans la première catégorie. Chose confirmée par le beau père de l'autrice, qui lui a expliqué avoir vécu lui même cette situation, alors qu'il était très jeune, lorsque ses parents ont été contrôlés. La casquette qui restait dans la voiture et que personne ne portait était une sorte de sésame, après quoi il a pu constater que beaucoup d'autres personnes avaient ce genre de casquettes à disposition dans la voiture. D'autres préféraient voyager de nuit, emportant tout un matériel de camping et de grandes quantités de nourriture, pour limiter le risque de rencontrer la police et garder la possibilité de camper discrètement loin de tout sur le trajet, sans avoir à chercher épiceries et logement

Une autre information pratique et vitale donnée dans le guide était de répertorier les "sundown towns" un concept tellement ahurissant qu'il parait presque issu de la science fiction pour la française que je suis. Il s'agissait de villes entièrement habitées par les blancs, où les noirs ne pouvaient aller qu'à certaines heures ( et bien sûr rester du côté de la rue qui leur était "gracieusement" accordé d'utiliser). Ils devaient absolument être partis au coucher du soleil, sous peine d'arrestation, de passage à tabac ou pire - on est dans les années 1930, au moment de la Dépression, au pire de la ségrégation et des lynchages. Donc des villes a éviter le plus possible, y compris pendant les heures autorisées, on y était vraiment pas les bienvenus.

Une solution simple et astucieuse proposée par un gars qui voulait simplement rester en sécurité lorsqu'il se déplaçait.

Le premier épisode se concentre sur ce qu'était le guide et comment il a été conçu, ce qu'il contenait, le second propose une réflexion absolument passionnante sur le concept de voiture et de mobilité aux USA. En effet, il pointe du doigt le paradoxe: beaucoup de travailleurs pauvres du sud sont partis travailler dans les usines Ford, dans le nord, dans un endroit où ils étaient mieux payés, un peu moins oppressés, et fabriquaient à la chaîne toute la journée des voitures, symboles pour les américains blanc de prospérité et de liberté, de l'American Way of life. et lorsque ces ouvriers avaient atteint un niveau économique suffisant pour se payer l'une de ces voitures, on les suspectait de les avoir volées.
La réflexion va plus loin en interrogeant le concept de mobilité comme signe de liberté, et en mettant cette situation en parallèle avec le fait que toujours actuellement, pour un même délit ou crime, un noir sera plus facilement envoyé en prison qu'un blanc. Or la prison, c'est exactement l'endroit dont on ne peut pas bouger.
Ce guide qui indiquait aux noirs comment se déplacer, au nez et à la barbe des blancs avaient aussi une dimension politique: on prend la liberté dont vous essayez de nous priver, malgré l'abolition de l'esclavage. Le rôle important des intellectuels qui sont partis en Europe pour travailler, des GI noirs venus combattre en Europe et qui n'étaient plus à leur retour, disposés à obtempérer, a été crucial dans cette nouvelle perception de la mobilité comme pouvoir. On connaît aussi l'importance et la symbolique du trajet en bus dans la lutte pour les revendications.

Ce qui si on y réfléchit est paradoxal, puisque les ancêtres de ces mêmes gens avaient eux, été contraints à un long voyage dont ils n'avaient jamais voulu. Le déplacement, volontaire est perçu comme une revanche, à la fois sur l'immobilité inhérente à l'esclavage, et au déplacement non volontaire de gens qui étaient considérés comme des " biens meubles" ( ceux qu'on peut déplacer à volonté)
Moi-même grande voyageuse et en tant que femme, j'ai conscience de la portée subversive du voyage, dans la mesure où chacun de mes déplacements est commenté avec des phrases comme "tu n'as pas peur?", "mais pourquoi quitter ta région", " tu as de l'audace", " moi je ne pourrais pas voyager seule".. selon le cas avec envie, ou suspicion. Et pourtant je suis européenne, en Europe. L'idée est encore gravée dans les tête que les femmes sont destinées aux espaces intérieurs, à la limitation à une maison, à des trajets circonscrits à la distance maison-travail, ou " pour aller voir la famille" ( donc.. pour aller dans un autre espace clos, dans l'univers familial qui lui est de tout temps dévolu). celle qui déroge est à la fois admirée.. et crainte.
alors une femme noire, qui voyage à cette époque, y en avait-il?

Bien peu. Mais laissez moi vous présenter Bessie Stringfield: femme, noire, aux USA dans les années 1940, et MOTARDE! Mieux, elle est même devenue cascadeuse. Coeur géant pour elle! Du simple fait d'avoir voulu vivre sa vie, comme elle l'entendait, sans prendre en compte son sexe ou son apparence en fait une pionnière et un modèle.
Nul doute qu'elle a dû plus d'une fois utiliser le Green book pour ses déplacements.
L'essai de Mme Taylor n'est pour le moment pas traduit en français, je ne sais pas s'il le sera un jour dans la mesure où le sujet en est très spécifique, mais c'est un moyen fort intéressant d'aborder la réalité de la vie quotidienne à l'époque de la ségrégation, qui met en avant la résistance individuelle en marge des grands mouvement sociaux. Ce qu'a fait Mr Green semble dérisoire face aux discours politiques, manifestations, sittings... et pourtant c'était au moins aussi important d'aider les gens à améliorer leur vie quotidienne dans la mesure du possible, en attendant que la politique daigne évoluer.

En  tout cas, c'est un podcast passionnant, qui méritait son sujet dédié, et que je recommande plus que largement. Voilà en tout cas le genre d'informations que je kiffe trouver sur le net, et qui rend cette ressource extraordinaire. Ce n'était pas aussi facile pour les gens de 1930 de trouver les informations, mais Mr Green a eu une intuition géniale.
épisode 1 ici
épisode 2 ici

La page dédiée au guide sur le site de la bibliothèque publique de New-York, on peu même accéder à deux cartes pour "planifier son voyage", en fonction des adresses, en 1947 ou en 1956. En 9 ans, on était passés de 796 adresses à 1505.



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