Dans le cadre du mois de la culture africaine ( ou plutôt, du printemps, puisque les animations s'enchainent en fait sur au moins 2 mois et demi), la bibliothèque où je vais bientôt travailler proposait hier une projection d'un film africain, sans dévoiler le titre, c'était la surprise.
Donc, puisque j'ai eu peu l'occasion de voir de films africains, allons y.
Et ça a été franchement une très très bonne surprise, que je rapproche, par son sujet et son traitement de l'excellent " Et puis nous danserons", mon petit coup de coeur de ces dernières années, mais aussi de "Papicha", pour l'envie de montrer des femmes essayant de lutter à leur manière contre les traditions sclérosées de leur pays, et de montrer une image jeune, et dynamique des pays africains.
La mise en relation des trois en d'ailleurs temporellement pertinente, puisque les trois datent de a même période, soit 2018/ 2019 ( prenant en compte le temps nécessaire au tournage souvent compliqué, de ce genre de films)
un film kenyan, ce n'est pas si courant, et sur ce sujet, c'est presque une anomalie |
Un vent de liberté cinématographique souffle donc, au nord au centre de l'Afrique, dans le Caucase... les gens en ont marre de subir des politiques qui les brident dans leur vie quotidienne et le font savoir.
Donc de quoi s'agit -t-il? Pour le titre, je n'ai pas trouvé la traduction, ce n'est pas le nom d'un des personnages, donc... aucune idée. Les film est kényan, les personnages s'expriment le plus souvent en anglais ( pour les dialogues intergénérationnels), et ponctuellement en swahili, principalement entre jeunes des couches sociales les moins favorisées ( a fille de bonne famille parle anglais aussi avec ses copines, tandis que celle qui est une classe moins aisée parle swahili avec ses amis)
Et donc, le sujet. C'est une histoire d'amour, mais.. pas cucul-la-praline. Une histoire de Roméo et Juliette, avec des familles qui s'opposent politiquement sauf que..
Ici ce n'est pas Roméo et Juliette, mais Juliette et Juliette.
Sauf qu'on est au Kénya, un pays où l'homosexualité est passible de 14 ans de prison pour les hommes, tandis que comme souvent, le cas des femmes est plus flou. La loi est très claire concernant les hommes mais les femmes, si elles sont victimes d'ostracisme, de moqueries, de violence, sont moins à risque de subir une peine de prison ( c'était d'ailleurs aussi le cas en Europe il y a encore quelques décennies: il semble que mondialement, les lesbiennes font moins peur que les gays, visiblement, et sont relativement mieux tolérées que les homosexuels, socialement)
Le film a été considéré par les médias européens, comme vieillot dans son traitement, parce qu'il reste délicat et pudique, alors qu'en Europe, on se tape des versions crues, souvent vues par un homme, hein, la Vie d'Adèle était loin d'avoir la subtilité de son origine " Le bleu est une couleur chaude", et je l'ai tellement trouvé bof que je ne l'ai même pas chroniqué, ni n'ai l'intention de le faire, l'auteur de la BD a dit son opinion et toute sa déception à ce sujet)
Or là, le film a été interdit dans son pays d'origine, pour sa dernière séquence ouverte, qui donne une piste comme quoi les deux femmes qui ont été séparées n'ont aucune envie de mettre fin à leur relation. C'est dire si le sujet est encore tabou au Kenya, dont la loi anti homosexuelle a été depuis le film, encore durcie. et ne parlons pas de l'Ouganda, qui tente au mieux de mettre en place une peine de prison a vie, au pire une peine de mort.. provoquant la fuite massive des personnes concernées qui risquent leur vie à être elles-mêmes.
Donc, deux Juliettes , lycéennes kenyanes qui attendent les résultats de leur bac.
Il y a Kena, grande mince, plate, au style androgyne, aux loisirs "de garçon", elle aime faire du skate et jouer au foot avec ses copains, donc Blacksta, un brave gars, marrant, dragueur.. qui l'adore sans vraiment oser se déclarer, exactement parce qu'elle n'est pas comme les autres filles avec qui il sort. Il drague les autres mais l'aime, elle, en espérant qu'un jour elle se rende compte qu'il est un type bien ( même si ses arguments sont économiques et patriarcaux: il pourra lui faire une vie confortable, l'argent, c'est ce que tout le monde veut... etc...)
Kena, c'est typiquement le garçon manqué qu'on s'attend à trouver dans un film américain.. mais beaucoup moins dans un film kenyan. C'est aussi la bonne élève qui a d'excellentes notes, un projet d'étudier en école d'infirmière. Ses parents sont divorcés, elle habite avec sa mère, et travaille avec son père, épicier, qui mène aussi une campagne pour des élections locales.
Et il y a Ziki. Elle, elle ne détonnerait pas si l'histoire se passait au Japon, à Harajuku ou à Shibuya: vêtements fluos, tresses roses, maquillage outré, robes à fleurs, sandales, c'est le prototype de la fille branchée, qui passe plus de temps à sortir en clubs qu'à étudier, et n'a donc pas des notes et un horizon formidable professionnellement. Mais elle est de famille riche, et son rêve est d'aller voyager de par le monde, de se présenter aux gens et de rire partout " je suis kényane, et je suis sure que ce n'est pas comme ça que vous imaginiez une jeune kenyane, l'Afrique n'est pas ce que vous pensez".
Problème, elle est aussi la fille de l'opposant politique du père de Kena.
Des filles, donc, différentes des clichés sur l'Afrique, qui, malgré leurs différences de style, de niveau social, d'objectif de vie, font connaissance et se stimulent à ne pas se limiter aux carcans que leur impose la société , Ziki poussant Kena a envisage mieux qu'être simplement infirmière, l'excellence de ses notes lui ouvrant la possibilité de faire des études de médecine, soit le travail rêvé.. des hommes, ou du moins du gendre idéal que la mère de Kena espère voir un jour sa fille lui ramener... sans se douter qu'elle est plus sensible aux charmes de sa camarade.
Les deux filles ne sont d'ailleurs pas dupes et se rendent très vite compte que leur amitié est bien plus que ça... En fait, les seules personnes que cette relation ne gêne pas sont elle même, et lorsque les choses se sauront, le père de Kena qui trouve que le bien être de sa fille est plus important que les élections, et la mère de Ziki, qui l'envoie à Londres quelques années, le temps que les choses se tassent Précisément, dans un pays, et une ville, qui sont beaucoup plus tolérants sur ces questions.
Les deux autres parents, eux, sont du côté intolérant: le père de Ziki ne voit que les retombées négatives que l'homosexualité de sa fille pourrait avoir sur sa campagne électorale ( et représente donc le blocage politique), et la mère de Kena, hyper religieuse, accuse le père de Kena, qui, pour elle, est responsable du fait que sa fille soit la proie des démons, et se met donc en tête de la faire exorciser pour régler le souci ( et cette fois, c'est le blocage religieux)
Et il y a les autres, les copains de Kena, les copines de Ziki, les commères du marché, les policiers qui s'amusent de la situation lorsque les filles sont découvertes et tabassées... qui représentent le blocage social. Blacksta est un peu à part, il soutient Kena et de la rejette pas lorsqu'elle vient chercher refuge chez lui mais... ne peut pas vraiment accepter sa défaite en tant qu'homme , qui ne pourra jamais avoir la fille qui lui plait.
Et il y a l'homosexuel, rôle muet, qu'on voit passer sur le marché, moqué, harcelé, souvent pourvu d'un pansement ou d'un coquard ( et je pense que c'est aussi une prise de pouvoir pour Kena d'opter pour une carrière de médecin, une manière peut-être de " réparer" ceux qu'on exclut). J'ai beaucoup aimé la séquence ou elle va finalement s'assoir près de lui, sur un banc, sans un mot. Rejoignant le banc des exclus, des accusés, la minorité silencieuse, mais dont le silence est aussi une révolte.
La manière de films est intéressant. Il y a des parallèles clairs avec Et puis nous danserons, dans la volonté de montrer par petites touches le poids de la tradition, de la religion ( ici une jarre traditionnelle géorgienne, un chapeau de berger caucasien, là un tissu wax, des tresses munies de coquillages...) à l'opposé de la fête foraine, la boîte de nuit, des vêtement à l'européenne..mais là où le film géorgien montrait assez souvent l'espace, la campagne, la liberté, le film kényan enferme ses personnages dans l'image: des grilles, des barreaux, des rideaux de perle qui séparent les personnages une ville très verticale survolée d'un hélicoptère de surveillance. C'est une manière intéressante de faire passer le message que tout le pays est une prison, où les murs ont des oreilles et des yeux.
Autre point intéressant, la réalisatrice est militante féministe, mais aussi d'un mouvement esthétique " Afro Bubblegum", caractérisé par des couleurs vives, volontiers jaunes, roses, fluos assez pop-art... pour montrer un côté plus moderne de l'Afrique, qui n'est pas que tons terreux et cases dans la brousse.
Une très jolie découverte, donc, qui me permet de valider une catégorie 2020
(et je me rends compte que ça devient rarissime, un film qui commence par le générique de début, on est plus habitués depuis quelques années à avoir au moins une séquence pré-générique, parfois même tellement longue d'on attend 10 bonnes minutes pour avoir le titre. C'est peut être aussi ce qui l'a fait classer comme " désuet" en Europe, mais d'un point de vue personnel, je préfère ça. C'est tout bête mais, entrer dans l'histoire, en sortir 5 minutes plus tard pour le générique et essayer de reprendre le fil de la narration, je trouve ça pénible. Je préfère cette manière de faire: générique, titre, hop, c'est plié, l'histoire peut commencer)
Pour ceux qui veulent le voir , il y a deux possibilités:
- soit vous êtes avignonnais, avec une carte de lecteur à la bibliothèque, et il est visible gratuitement sur le site de la bibli, dans la collection vidéo
- soit vous n'avez pas la chance ( ou la malchance) d'être avignonnais et donc.. Ho, mais le voilà disponible sur mon site chouchou, Universciné!
un film réalisé par une femme |
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