Et je ne pouvais pas passer sous silence ce fait, en particulier aujourd'hui. C'est parti pour une authentique déclaration d'amour à un auteur. Et ça, même le 14 février, je ne le ferai pas.
Car oui, il en va de l'art comme d'autres émotions et il m'est arrivé d'avoir des coups de foudre artistiques, en musique, en spectacles, en peinture, en littérature... Et pourtant je ne suis pas un coeur d'artichaut.
Dont un qui ne s'est jamais démenti, ni affadi.
J'ai fait connaissance de Charles en 1994. Et entre lui et moi, c'est à la vie à la mort. Et ce, bien qu'il soit déjà... très mort. Depuis le 31 aout 1867 très exactement.
Je ne manque jamais une occasion lorsque je suis du côté de Montparnasse , d'aller lui rendre une petite visite, lui raconter les nouvelles " tiens, tes textes ont été traduits et enregistrés en russe par un acteur, c'est étonnant de voir de quelle manière ils ont été adaptés dans une autre langue..." et après je vais voir Robert, mon autre coup de foudre littéraire qui habite à quelques pas, dans un autre carré...non, pas de jalousie dans ce domaine. Pas pu aller voir l'ami Sergei qui lui, passe son éternité dans un autre cimetière. J'ai parfois encore d'autres enthousiasmes, mais les trois sont ceux vers qui je reviens, encore et toujours. Parce qu'ils savent me parler.
Cependant, Charles a une place à part, premier amour littéraire, ça ne s'oublie pas.
Or aujourd'hui pile mon Charles préféré fête ses 200 ans (et j'ai fêté mes 44 ans avant-hier, on n'a finalement que 2 jours de différence lui et moi.. à une poignée d'années près, c'est vrai), il me fallait le célébrer dignement!
Et c'est bien simple, de Charles, j'aime tout: son oeuvre poétique, son oeuvre en prose, ses critiques , ses aphorismes, et bien sûr ses traductions. Même quand il est moins inspiré, il parvient encore à me plaire et ne m'a jamais déçue.
Pourquoi une telle passion?
Parce qu'il est inclassable.
Pas vraiment classique, bien qu'il ait beaucoup usé de la forme sonnet, qu'il tord en tout sens pour en briser le rythme, tout en respectant souvent à la lettre les conventions de rimes.
Plus vraiment romantique, bien qu'il se laisse parfois aller à des élans lyriques.
Pas encore symboliste non plus, même s'il a posé les jalons du mouvement.
Parnassien à la rigueur, dans son approche de l'art pour l'art, sans toutefois avoir la froideur et l'impersonnalité des parnassiens, et en tout cas, il n'en a certainement pas la retenue. Au contraire dans ses textes, Charles est partout. On n'écrit pas " Mon coeur mis à nu" quand on est un parnassien.
Inclassable et c'est bien pour ça que je l'aime autant, j'aime les originaux et les moutons noirs, qui ne peuvent pas se définir en 2 mots. J'aime son axiologie inversée. J'aime son goût du voyage, réel ou mental. J'aime son approche éminemment sensorielle de la littérature.
Voyons, maintenant, vous devriez avoir deviné de qui je parle avec autant d'affection.
Charles n'était pas ce qu'on pourrait appeler un beau gars. Mais avait ce regard perçant des gens qui sortent vraiment du lot. Voir .. tiens, Edgar Poe, par un hasard troublant. |
« … depuis huit jours, je le relis, vers à vers, mot à mot et, franchement, cela me plaît et m’enchante. — Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités). L’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée, à en craquer. — J’aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage qui la font valoir, comme des damasquinures sur une lame fine. […] Ah ! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous ! […] Ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c’est que l’art y prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre ».
Je sais beaucoup moins bien écrire que Gustave, mais c'est ce que je ressens. En tout cas c'est un compliment fabuleux qu'il fait à son collègue écrivain.
Un autre Charles en dit « tout concorde à l’effet produit, laissant à la fois dans l’esprit la vision de choses effrayantes et mystérieuses, dans l’oreille exercée comme une vibration multiple et savamment combinée de métaux sonores et précieux, et dans les yeux de splendides couleurs ». Il parfaitement perçu la particularité de son écriture. Charles n°1 était il synesthète? " Correspondances" me donne à penser que oui.
Evidemment, ce n'est pas un secret, on plaît rarement à tout le monde, et surtout lorsqu'on sort du lot et qu'on ne se limite pas à la tiédeur, en égratignant au passage les conventions de son époque.
Louis Goudall en dit: « Baudelaire a réussi à se faire passer dans le monde des lettres pour un poète de génie » quand on voit comment, à la publication de ses poèmes, sa « réputation et [son] talent […] se brisèrent en mille pièces », ajoutant : « Je défie bien la postérité d’en retrouver un morceau ». "Comment pourrait-il en être autrement", explique-t-il, "devant l’ inspiration puérilement prétentieuse », l’« entassement d’allégories ambitieuses pour dissimuler l’absence d’idées », la " langue ignorante, glaciale, sans couleur et le goût partout affiché pour l’immonde et le scabreux. Non, décidément Baudelaire ne sera plus cité désormais que parmi les fruits secs de la poésie contemporaine ».
Simple question:
En 2021, qui connait Baudelaire au moins de nom? Les fleurs du mal, Le spleen de Paris, Mon coeur mis à nu, ça devrait évoquer quelque chose.
Bon, et maintenant, qui se souvient de Louis Goudall? Auteur de "Hermine de village" ou du " Martyr des Chaumelles" (merci Google)
C'est bien ce que je pensais. La postérité a tranché. Qu'on aime ou pas c'est une chose. Mais j'ai vraiment du mal à comprendre comment Goudall arrive à considérer " glaciale et sans couleur" l'écriture de Baudelaire. C'est tellement éloigné de la réalité que je ne vois qu'une explication: la bonne vieille jalousie. Celle qui vous fait dire " ils sont trop verts et juste bons pour des goujats". Je note que c'est un auteur tout à fait mineur qui est le plus virulent. Flaubert a su reconnaître sans détour le talent de son contemporain, et ça, c'est la marque d'un esprit supérieur. Seul quelqu'un de conscient de son peu de talent - et frustré par ce fait - et à l'auto-estime vaillante a pu à ce point se sentir menacé.
Donc allons-y...
Pour moi le texte suivant est le texte phare de la poésie de Baudelaire, et celui, de toute la littérature francophone, que j'aurais aimé écrire ( je cherche encore un monsieur amateur de littérature à l'opulente crinière brune à qui je pourrais le lire parce qu'après tout, la littérature et les émotions artistiques n'ont ni genre, ni âge, ni pays...bon une langue oui, et il vaut mieux comprendre le français ou être sensible à la musique et à la sonorité. Ou alors juste se laisser aller au plaisir des sons)
Charles (pré) symboliste:
LA CHEVELURE
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !
La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.
J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :
Un port retentissant où mon âme peut boire
À grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.
Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.
Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?
Pourquoi? Je vous le disais, approche éminemment sensorielle (et sensuelle ici aussi), mais ce texte entremêle sans cesse les impressions visuelles, sonores, tactiles, gustatives, olfactives avec l'imagination, la mémoire.. Sans gradation, sans échelle de valeur, sans les placer simplement l'une après l'autre. C'est une fête des 5 sens. Sans oublier le cerveau et l'imagination qui mêle allégrement tout ça.
Donc "glaciale et sans couleur", vraiment?
Dans la même veine:
Correspondances
La Nature est un temple où de vivants piliersLaissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
Je répète, une écriture glaciale et sans couleur? Est-ce que Goudall a ouvert le livre?
Charles Romantique (au sens le plus strict du mot, dans la mouvance de la littérature germanique)
Les Litanies de Satan
Dieu trahi par le sort et privé de louanges,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Ô Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort,
Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,
Guérisseur familier des angoisses humaines,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,
Enseignes par l’amour le goût du Paradis,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Ô toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante,
Engendras l’Espérance, — une folle charmante !
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut
Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui sais en quels coins des terres envieuses
Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi dont l’œil clair connaît les profonds arsenaux
Où dort enseveli le peuple des métaux,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi dont la large main cache les précipices
Au somnambule errant au bord des édifices,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os
De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre,
Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,
Sur le front du Crésus impitoyable et vil,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles
Le culte de la plaie et l’amour des guenilles,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Bâton des exilés, lampe des inventeurs,
Confesseur des pendus et des conspirateurs,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère
Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
PRIÈRE
Gloire et louage à toi, Satan, dans les hauteurs
Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l’Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence !
Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science,
Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front
Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront !
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857
Evidemment, dans une période de bienséance religieuse, écrire une prière au diable en détournant la forme " litanie" n'a pas plu à tout le monde.
Vous connaissez aussi mon affection pour le diable de la cathédrale de Liège. Plus Lucifer que Satan, mais c'est bien Lucifer qui est décrit dans la première strophe. |
Donc il y aura des sujets qui lui seront dédiés, je ne sais pas encore, analyse d'un texte en particulier ( et pourquoi pas d'un des précédents) ou chronique sur un livre, j'en ai un aussi lié à ses pérégrinations à Paris, catalogue d'une exposition que je n'ai pas vue ... Le voyage est un texte très long qui ne peut être mis intégralement ici et mérite au moins un sujet dédié.
De plus j'avais également mentionné au sujet du Spectre de la Rose l'influence de Théophile Gautier ( "poëte impeccable" à une époque où le mot s'écrivait encore avec un tréma. Mais il y en a d'autres, évoqués dans les phares ou le thyrse (le personnage évoqué dans le thyrse est.. aussi un de mes compositeurs préférés, je vous le dis, Charles et moi sommes en harmonie)
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