C'est donc chose faite avec cet essai sur Loki, ce personnage si important et complexe de la mythologie scandinave.
Replaçons dans le contexte. Le livre date de 1948, et même si elle paraît évidente maintenant, une approche comparative large était à l'époque quelque chose de totalement inédit dans ce domaine.
Pour traiter d'un thème ou d'un personnage précis, dans un cadre donné, on se contentait de former un corpus de ses occurrences dans le cadre en question et de voir ce qu'on pouvait en tirer.
D'autres chercheurs en folklore, en littérature, en mythologie s'étaient déjà intéressés aux légendes scandinaves avant Dumézil, mais en vase clos, en restant dans le monde scandinave et germanique et en s'en tenant aux textes écrits. D'où il ressortait que le dieu Loki n'apparait en fait pas très souvent hormis dans les textes de l'auteur Islandais Snorri Sturluson aux XII°- XIII° siècles.
Donc jusqu'à cette époque, c'est une chose entendue pour la plupart des intellectuels: Loki est soit une invention pure de Snorri Sturluson, soit un personnage ultra secondaire à fonction comique présent dans des textes antérieurs, que Snorri, en tant que clerc influencé donc par le christianisme, a détourné de son rôle de bouffon pour en faire un personnage central du mythe de fin du monde scandinave. En considérant que ce rôle sérieux est en décalage, et même en contradiction avec son statut de bouffon.
George Dumézil va donc s'atteler ici à prouver exactement le contraire:
1- Loki n'est pas une invention sortie de l'imagination de Snorri
2- Son rôle grandiose dans la mort du dieu de la lumière Baldr et la punition qui s'ensuit entraînant le Ragnarök n'est pas une contamination d'un personnage humoristique par une tradition chrétienne postérieure qui cherche à imposer un équivalent diabolique, mais bien une constituante fondamentale du personnage, antérieure au christianisme.
Car s'il y a une parenté entre les langues provenant d'une même langue-mère, la même chose doit pouvoir se retrouver dans d'autres productions humaines.
Son corpus n'est donc pas limité à la production écrite, mais intègre également des choses moins matérielles, trop "folkloriques" justement pour les auteurs précédents: dictons, proverbes, surnoms de phénomènes météorologiques.. afin de prouver que non, le nom de Loki ( ou Loptr par moments) n'est pas limité à Snorri mais trouve d'autres occurrences dans les traditions populaires qui ont perduré jusqu'au XX° siècle)
Ce qui seul, ne prouve rien, les proverbes pourraient avoir été influencés par les écrits de Snorri puis popularisés
Il lui faut donc trouver dans d'autres traditions, et si possibles très éloignées géographiquement, un équivalent du personnage.
C'est Syrdon, personnage de bouffon, non issu d'une mythologie, mais d'un corpus d'épopées et de légendes héroïques sur les Nartes ( humains un peu surhumains, certes, mais pas divins) qu'il dresse de légendes ossètes.
Les ossètes sont un peuple descendant des scythes, qui vivent dans une région du Caucase, à peu près entre la Turquie, le Turkménistan et la Géorgie actuels. Région montagneuse, sans accès maritime. Donc un endroit suffisamment éloigné de la Scandinavie et difficile d'accès pour rendre impossible ou tout au moins, très improbable, l'emprunt direct d'une culture une autre, éloignées de plusieurs milliers de kilomètres.
Sachant qu'un mode de vie proche (ici, en plein air, avec une importante vie sociale sur la place publique) pourrait induire des ressemblances dans les traditions, mais pas aussi complète que le montre le corpus qu'à nouveau, Dumézil collecte et explique.
Et en effet, les ressemblances "psychologiques" entre Syrdon le héros (ou l'anti héros) à la fois auxiliaire et antagoniste des autres héros, bouffon parfois ridicule, doté de la capacité de se métamorphoser notamment en femme et en vielle femme, ainsi qu'en objet et Loki sont très marquées, trop pour être le produit d'une évolution parallèle de thèmes communs. Y compris lorsque Syrdon, par jalousie et volonté de nuire, cause la mort "par conseil" et dans des circonstances très similaires- et non par action personnelle du héros sympathique et aimé de tous, Soslan. Personnage dont le nom fait référence à la chaleur, au mois de juillet, et dont la tombe, c'est précisé, comporte 3 ouvertures, une au levant, une au couchant et une au zénith. On aurait voulu consciemment indiquer la nature solaire de Soslan qu'on ne s'y prendrait pas autrement.
Mais ces ressemblances étaient passées inaperçues, justement à cause de la distance entre les deux sociétés et au fait que peu de gens étant capables, il faut le dire, de lire à la fois l'ancien norrois, le russe- langue dans laquelle ont été compilées les légendes caucasiennes-, le turc, l'arménien etc..
D'autre part comme il s'agit de légendes héroïques et non de mythes divins, les chercheurs précédents qui se sont focalisés sur la thématique "fin du monde" sont passés à côté. Les récits évoquent bien la fin du peuple narte,mais sans grand bouleversement cosmogonique, puisqu'on parle de dieu et non de héros.
Donc troisième nécessité: montrer que les héros des légendes nartes sont en fait des transpositions de dieux plus anciens, qui ont perdu leur statut divin, et là, ce sont les mythologies indo-iraniennes qu'il va fouiller (donc des choses attestées très anciennement, bien avant l'an zéro, où on peut exclure totalement une contamination chrétienne postérieures. Pour les hymnes védiques on est à peu près vers - 1500)
Et il trouve la parenté. Entre les archétypes de dieux hindous transposés sous une forme héroïque dans la mahabarata, où Duryodhana cause des méfaits de manière singulière qui ont des points communs avec les mauvaises actions de Loki (et là on est approximativement en - 400)
Il n'y a plus qu'à relier tous ces récits éparpillés entre l'Inde, l'Iran, Le Caucase, la Scandinavie pour arriver à une conclusion, qui ne fait toujours pas l'unanimité, mais est suffisamment construite pour mériter qu'on si penche: si des récits aussi éloignés géographiquement présentent des ressemblances aussi fortes et dans des sociétés aussi différentes que L'Iran de - 1000 et l'Islande de 1200 , il y a peu de chances pour qu'elles ne soient que le fruit du hasard, mais au contraire des traces d'un mythe commun beaucoup plus ancien, pré-indo-européen.
Ce qui règle donc la problématique double de l'invention de Loki par Snorri et de la contamination par le "diable" chrétien, puisque les mêmes constantes se retrouve déjà avant même l'invention du christianisme.
Mais je trouve le sujet non seulement fascinant, mais la rigueur scientifique employée très intéressante. Elle a fait date.
Et prend tout son sens, car depuis quelques années on commence à appliquer les techniques scientifiques de classement en "arbre phylogénétique" ( arbre généalogique des espèces vivantes permettant de trouver leur parenté) aux langues et aux faits culturels
En tout dernier lieu, une étude appliqué les méthodes de la génétique à l'origine des contes de fée.
Ce n'est jamais que la méthode Dumézil, avec beaucoup plus de moyen et la possibilité d'accéder à beaucoup plus de corpus.
Du coup, je me prends à me demander si on ne pourrait pas remonter encore plus loin dans cette étude qui s'arrête à l'origine indo-européenne du mythe. Dumézil a fait un travail énorme pour un seul homme, mais justement limité par les connaissances parcellaires de son époque, l'accès limité à certains textes, et le fait qu'il soit seul avec ses seules ( colossales il est vrai) compétences.
Si on comparait avec des textes amérindiens, et qu'on trouvait des parallèles suffisamment forts, on remonterait à une tradition datant d'avant la traversée du détroit de Béring par les lointains ancêtres des américains.
Mieux, si on trouvait une parenté suffisamment avec des mythes africains, c'est avant la sortie d'Afrique des humains qu'il faudrait en situer l'origine. Et c'est en dizaines, en centaines de milliers d'années qu'il faudrait penser. C'est vertigineux. Et j'adorerais savoir ça. Archéologie + étymologie + linguistique +littérature, autant dire tout ce que j'aime!
En tout cas, je conseille chaudement la lecture de ce livre. Je vais aussi me pencher sur les autres écrits de l'auteur, il fait parfois de l'autoréférence à ses ouvrages précédents, sur les sociétés anciennes, ça m'a l'air passionnant aussi.
* Entre autre il a appris l'Oubykh, une langue qu'il a sauvé de la disparition en compagnie de Tevfik Esenç ( dernier locuteur vivant à l'époque, mort depuis lors) et George Charachidzé . Et l'oubykh est donc aujourd'hui une langue morte mais dont il reste un dictionnaire. Et c'est probablement une des langues les plus difficiles au monde - les langues africaines à clics semblent une partie de plaisir à côté de la prononciation de l'oubykh. Plus de 70 consonnes et une poignée de voyelles. Une vidéo pour vous donner une idée.
Et pour conclure, après ce sujet très dense, encore une autre vision récente du personnage.
Là voilà, on le(?) tient!! Je ne suis pas très branchée cosplay, mais là,c'est ultra cool et en plus en référence au personnage mythologique qu'à ses avatars comics, filmesques ou animés. La photo vient du site de ce jeune homme russe qui met en avant via photos et dessus, pas mal de personnages mythologiques et/ ou fantastiques. En tout cas bien vu. La caractéristique essentielle du personnage étant son identité très variable et c'est bien comme ça qu'on l'aime, notre dieu des facéties ( du coup je me suis demandé si le modèle était un homme, une femme ou se présentait " sans étiquette", c'est donc officiellement un homme, dessinateur et amateur de cosplay, qui pose pour pas mal de photos à thème androgyne. MAJ: triste nouvelle, je viens d'aller voir le site de l'artiste et cosplayeur, et.. rien depuis l'an dernier. En allant sur sa page d'art de VK ( équivalent russe de Facebook), j'ai découvert qu'il est malheureusement mort en juillet 2019, à 24 ans, sans que la cause en soit précisée. Mais il s'agit apparemment d'un décès inattendu. En tout cas, ça m'attriste de savoir que quelqu'un est mort si jeune. Donc j'ai trouvé son nom, il n'est que justice que je le mentionne: il s'appelait Iaroslav Inouchine, et avait beaucoup de talent. |
ouah tout un superbe article didonc....ouah...oui Loki je le connais par le Thor cinema...et il est trop genial.....
RépondreSupprimermais bon dans les mythes scandinaves rien n'est certain, je me souviens juste de Ragnar Lodbrok, il est tout et plusieurs en meme temps....
je te laisse avec mon passage prefere du loki/Tom...
https://www.youtube.com/watch?v=LbdZrTnTmmA
hahaha, effectivement vaut mieux éviter de fanfaronner face à un géant ronchon (qu'il soit vert ou des glaces...)
SupprimerEt le mieux c'est qu'en fait, c'est totalement raccord avec le personnage mythologique qui est souvent la première victime de ses mauvaises blagues... et de sa tendance à la ramener pile au mauvais moment.
Donc au moins pour ce passage là, je valide (mais pour le casque à cornes de chamois, je reste toujours sceptique :D)
Pour Ragnar, je viens d'aller chercher, en effet je ne connais pas vraiment,la geste des danois est un projet de lecture quand je la trouverai.
oui le Loki du la serie cinema est plus proche du comics que de la mythologie d'ou le casque...mais j'ai bien hate de le voir contre la deesse Hela, dans le nouvel opus...a suivre...
Supprimeret Ragnard, j'ai commence a m'y interesser avec la tres bonne serie (d'ailleurs la seule) de history : vikings. Il y a comme un melange de plusieurs rois et de legendes, on navigue entre la realite et les mythes...mais il est vrai qu'il semble etre un des tres grands rois nordiques...on en a fini par lui en faire trop...;)
fun fact sur la déesse Hel mythologique...
Supprimerde qui est-elle donc la fille? :D
Hé oui, son papounet n'est autre que notre ami le dieu du feu sans cornes.
Je ne pense pas que le comics ait relevé cette parenté, sinon ça virerait à la baston familiale.
https://mythologica.fr/nordique/hel.htm
oh punaise...non il ne semblerait pas que cela soit note....a voir...j'ai hate de le visionner maintenant le film...lol
Supprimercela fait un peu bizarre didonc ce melange filial...;)