Histoire de se dégeler après le grand nord, partons en Inde. J'avais déjà lu un texte de Tagore que j'avais bien aimé, la bibliothèque a récemment enrichi son rayon "littérature d'Inde", C'est donc parti pour un recueil de nouvelles, presque toutes racontées par un narrateur anonyme:
- le squelette: Je ne m'attendais pas à ça, mais le recueil s'ouvre par une histoire fantastique. Le narrateur, contraint de passer une nuit dans une pièce qui servait lorsqu'il était plus jeune, de salle de classe et où se trouvait un squelette servant aux cours d'anatomie. Le squelette a disparu depuis longtemps mais le narrateur va avoir la surprise de recevoir la visite de l'esprit qui l'habitait, et qui va lui raconter sa vie.. et sa mort. Le fantôme d'une femme de bonne famille, qui a vécu toute sa jeunesse isolée, comme il était de coutume à l'époque, ne rencontrant qu'un seul homme hormis ceux de sa famille: un ami de son frère, médecin, venu la soigner, et pour qui elle développe une passion exclusive et autodestructrice.
-la nuit suprême: Le narrateur et Surabala, une petite fille, sont camarades de classe. Ils s'entendent plutôt bien, et alors que les deux familles pensent conclure un mariage, le narrateur surprend tout le monde en refusant, pour se consacrer à des études, animé par l'espoir de jouer un rôle politique.. les idées indépendantistes commence à émerger, et il rêve que le pays devienne enfin autonome. Mais ses rêves de gloire n'aboutissent pas et il revient au pays. Surabala s'est mariée avec un autre, et le narrateur prend conscience qu'il a raté sa chance avec la seule fille qui comptait vraiment pour lui.
( nota: Rabindranath Tagore ne verra jamais son pays indépendant, il meurt en 1941, l'Inde gagne son indépendance en 1947)
- Le gardien de l'héritage: là encore une nouvelle à la lisière de fantastique. Un vieil avare, ayant causé la mort de sa belle fille en lui refusant des soins médicaux au motif que ça serait de l'argent gaspillé, voit son fils et son petit fils excédés lui tourner le dos et le laisser seul avec son argent. Mais le vieux finit par s'ennuyer et voudrait bien revoir son petit fils malgré tout. Lorsqu'il rencontre par hasard un gamin fugueur, il le prend momentanément sous son aile. Dans une intention horrible: en faire le gardien de l'héritage. Il embobine le gosse, et l'emmure vivant avec son trésor après l'avoir drogué et lui avoir fait promettre de ne rendre le trésor qu'à son petit fils ou un de ses descendants. Une note nous explique que ces pratiques " ont existé mais n'ont plus cours" -encore heureux. Moins dans un but d'assurer la fortune de ses descendants que de se l'assurer à soi même pour le futur. Car des légendes parlent de gens qui ont soudain fait fortune en allant récupérer le trésor qu'ils avaient donné à garder à leur victime lorsde le vie antérieure.. le rituel servant à s'assurer que la victime, elle, ne se réincarnera pas et que son esprit restera coincé là.
Charmant, la croyance en la réincarnation utilisée à des fins sordides. Je ne suis pas sure que Vishou, Krishna, Ganesh et les plus de 300 millions de dieux indiens approuvent franchement l'idée.
- la clef de l'énigme: un propriétaire terrien, connu pour ses largesses envers ses locataires, décide de se retirer dans un monastère et laisse à son fils le soin de gérer ses affaires. Finies les largesses! Celui -ci s'en prend en particulier à un des locataires, fils d'une veuve musulmane que le père avait pris en pitié. Les deux hommes finissant par s'affronter par tribunal interposé, il va falloir aller chercher le moine dans sa retraite pour qu'il tranche.Bon, il n'y a pas vraiment d'énigme dans cette histoire un peu prévisible. Mais elle souligne une intolérance et un racisme inattendus dans un cadre polythéiste.
--la soeur aînée: Joygopal et sa femme Sasi s'entendent bien, mais le mari a du partir travailler plusieurs années assez loin. Pendant son absence, les parents de la femme qui ont eu un fils sur le tard, meurent et c'est Sasi qui doit élever son petit frère. Lorsque le mari revient.. il découvre qu'il n'y a plus vraiment de place pour lui dans le coeur de sa femme, qui élève le petit comme le sien, et met un vrai mur mental entre elle et son mari. Le gamin va devenir peu à peut la bête noire de Joygopal qui avait déjà des vues sur l'héritage terrien de ses beaux-parents et manigance pour dépouiller son petit beau-frère de son dû. Et là encore, il faut faire intervenir la justice.
- aux bords du Gange: Kusum est veuve et revient dans son village natal. PAticularité de Kusum: elle a huit ans. Oui, vous lisez bien: mariée à 8 ans et veuve quelques semaines plus tard. On pourrait penser qu'elle a de la chance dans son malheur.. mais elle ne va pas vraiment pouvoir reprendre sa vie d'avant. En premier lieu parce que, si on ne l'oblige pas à se remarier, ses amies aussi jeunes qu'elle sont elles aussi mariées ou sur le point de l'être. Kusum grandit donc tranquillement pendant dix ans.. jusqu'au jour où arrive un prédicateur errant qui la fascine: il est le portrait craché de cet époux qu'elle a peine connu.
Grosso modo j'ai bien aimé ces nouvelles, même si j'ai trouvé "la nuit suprême" et "la clef de l'énigme" un peu attendues. Parfois légèrement fantastiques ( évidemment j'ai une préférence pour le Squelette et le gardien de l'héritage, on ne se refait pas!) elles sont pourtant loin du portrait de l'Inde qui fait rêver: ici les personnages sont mesquins, odieux, avares, procéduriers et se querellent sans cesse pour des raisons fallacieuses. Les habitants sont englués dans des traditions ancestrales pas toujours défendables, c'est le moins qu'on puisse dire, et comme partout l'argent, dès qu'il y en a un peu devient une obsession. Elles pourraient se passer quasiment n'importe où dans le monde en fait. et il y a en filigrane, légèrement, une contestation de la condition féminine. Pas encore très revendicative, mais présente. Dans Chârulâtâ, que j'avais lu, l'héroïne luttait à sa manière par l'écriture, contre les préjugés sexistes et pour la valorisation de sa langue maternelle
« Dans notre pays aussi, lorsque les femmes, libérées des entraves artificielles
obtiendront la plénitude de leur humanité, les hommes aussi atteindront leur plénitude », dixit l'auteur en 1922 (source) ou encore « Celui qui a créé Kumu (c'est-à-dire la femme) l’a façonnée avec un immense respect. Personne n’a le droit de l’humilier, pas même un empereur ! » Je pense que Kumudini, d'où vient cette phrase, sera ma prochaine lecture de cet auteur si je la trouve.
Le reproche principal que j'ai à faire à cette édition, qui regroupe quelques nouvelles issues d'un recueil " connaissance de l'Orient, série Inde", c'est que quasiment jamais les termes ne sont expliqués ( ou alors dans les deux dernières nouvelles), le lecteur occidental manque forcément de repères: parler d'une faille de zemindar, en italique dans le texte, d'un gamin qui a mis en pièce un dhoti, ou qui secoue un chadar, ou fait tomber une gamcha.. certes, mais une note de bas de page pour expliciter les termes ou préciser juste de quoi il s'agit, ça serait pas mal et ça éviterai de couper la lecture en se demandant de quoi il peut bien s'agir. C'est bête, mais ce genre de chose me dérange vraiment. Les lecteurs qui veulent s'initier à la littérature indienne avec une édition à 2€ ne sont pas tous de fin connaisseurs de la culture ou des habits traditionnels. C'est vraiment vraiment frustrant.
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