Curieux titre qui m'a interpellée, il s'agit d'un faux roman/ récit,
composé de minis chapitres qui ont plutôt la forme de chroniques qui
pourraient être publiées dans des journaux, chacune étant une piste de
réflexion de l'autrice. Jusqu'alors locataire dans un quartier
pauvre et assez mal famé de Chicago, elle son déménagement dans une
maison qu'elle vient
d'acheter dans un quartier même pas riche ni bourgeois, mais disons "
classe moyenne" est l'occasion de réflexions variés sur la consommation,
le fait d'être propriétaire ( c'est encore un graal social aux Etats
Unis), d'avoir des objets pratiques ( machine à laver, voiture,
meubles..) mais non vitales, choses qu'elle n'avait jamais eu
auparavant - moins par moyens que par choix de vie - est l'occasion de
diverses réflexions sociales. Parfois basées sur une discussion avec un
voisin, un objet vu en vitrine ou chez des amis, une lecture, un slogan
absurde vu dans un catalogue, etc...
Et bien que l'autrice soit
une américaine blanche de Chicago, sa réflexion l'emmène souvent à
interroger, mentionner les conditions de vies des afro-américains, donc
je l'intègre dans le mois afro américain en marge des auteurs pleinement
afro-américains, d'autant que beaucoup de ses références sont
féministes et antiracistes. En tout cas j'ai découvert quelques noms
d'auteurs et d'autrices à chercher.
Consommation:
Le
quartier pauvre était le royaume de la débrouille et de l'entraide, le
nouveau quartier, où tous sont propriétaire, est beaucoup plus froid,
humainement.. Est-ce que le gain de confort n'a pas été la perte d'une
plus grande richesse, humainement. Est-ce que je vais devenir une
connasses en convoitant des objets. Eula analyse donc les changements
que cause chez elle ce nouveau statut de propriétaire;: habituée à la
précarité, elle n'arrive pas à se décider pour du durable, passe des
heures à choisir une peinture murale parmi des centaintes de teintes
quasiment pareilles aux noms si absurdes qu'ils en deviennent poétiques,
réfléchit aux sens des mots " consommation", au surnom du liseron "
possession vine", qui enserre et étouffe les autres plantes, s'intéresse
aux théories de l'économie et du capital et se découvre - avec pas mal
d'angoisse - des désirs futile autant qu'irrépressible pour la
possession d'objets absolument inutiles. De plus ou moins marxiste, elle
se découvre un penchant capitaliste, et ça la met très mal à l'aise.
Quelle est la part du gôut personnel et celle du conformisme social dans
ce virage?
"Dans l'appartement de son père il y avait sur la
table de chevet un bol rempli de magnifiques cerises en verre, que j'ai
secrètement convoitées.Molly les trouvait ridicules, emblématiques de la
richesse: des fruits qu'on ne peut pas manger"
Elle
évoque aussi une de ses connaissances, qui a développé une rancoeur
face à des membres de sa familles, parce qu'ils ont un joli tapis
ancien, qu'elle aimerait avoir sans jamais le leur avoir dit, qu'elle
estime que le tapis devrait être à elle, et donc que sa famille, sans
rien en savoir, la "spolie" de "son" tapis, qui pour eux n'est qu'un
objet.
A travers ces réflexions, c'est tout le rapport ambigu de la
société américaine envers la possession et le capitalisme qui est passé
au tamis du sarcasme: sa maison est vide car elle n'a pas encore acheté
de meubles, un grand magasin veut la louer en y mettant ses meubles,
pour reconstituer un "intérieur de grand mère afro-américaine" pour une
campagne de publicité. Un intérieur fantasmé par l'Amérique blanche. A
côté habite une authentique grand mère noire qui aurait bien besoin de
cet argent, mais qui ne correspond pas au cliché souhaité. Car oui, on
parle beaucoup de racisme, de sexisme, de luttes des classes: la
possession est finalement encore et toujours un marqueur social, donnant
l'illusion de prendre un ascenseur social en panne, quitte à
s'endetter. Acheter des choses dont on n'a pas l'utilité juste pour
épater ses invités pour un dîner lui donne mauvaise conscience, mais
c'est presque obligatoire. De fait, la précarité existe, souvent masquée
sous l'opulence acquise à crédit.
Evidemment certains points ne sont
absolument pas transposables en Europe: nous n'avons en général pas
besoin de nous endetter pour faire des études ou aller chez le médecin,
et même si le racisme existe, il n'est pas si endémique qu'aux USA (un
sujet dont nous débattons souvent avec une copine noire Américaine qui
revit littéralement depuis qu'elle habite la moitié du temps en France,
voyant la possibilité que sa fille encore mineure, puisse faire un jour
des études sans avoir à rembourser ensuite pendant 20 ans ses frais de
scolarité). Car si le crédit, et son cortège de dettes, sont aussi
répandus en Amérique, c'est parce que toute la société est bâtie autour
de la vie à crédit. Le mode de vie frugal et exempt de dettes de Eula
est plutôt l'exception.
Travail
Quelle est la
différence entre le travail et le labeur, et me donne une piste
expliquant pourquoi je suis à peu près inapte à avoir un travail
vraiment lucratif: le déguisement. La nécessité de se déguiser, de jouer
le rôle qu'on attend de l'employé, du cadre modèle. Je suis une très
très mauvaise actrice, et ça me met hors-jeu dans Monopoly social. Ce
qui ne me dérange pas, pour moi la richesse est ailleurs que dans
l'accumulation d'objets ou la validation sociale.
De manière très
intéressante, un parallèle est tracé entre l'apparition des chasses aux
sorcières en Europe au moment où le droit de gagner de l'argent avec son
travail a été réduit pour les femmes, leur tâche se restreignant à être
domestiques de leurs maris et à produire des enfants ( des vieilles
femmes, des célibataires, des insoumises.. considérées comme
improductives au sens où elles ne produisaient pas de nouveaux
travailleurs mâles), au même moment où à commencé la colonisation de
l'Amérique; la spoliation des autochtone, et l'emploi d'une main
d'oeuvre esclave importée d'Afrique : femmes, esclaves africains,
amérindiens expulsés: les laissés-pour-compte d'un capitaliste pensé par
les hommes blancs pour les hommes blancs, en se reposant sur le travail
gratuit et l'appropriation de tout jusqu'aux corps et à l'esprit des
individus.
Bon, suivant ce principe en tant que célibataire sans
enfants, je suis aussi une sorcière. Pas grave, je m'en accommode aussi.
Et milite ouvertement contre le sexisme, le racisme, l'homophobie et
autres -ismes ou -phobies inacceptables. Si on regarde la proportion de
riches et de pauvres, on en arrive à la conclusion que oui, les luttes
pour légalité sont indissociables les unes des autres, les laissés pour
compte sont bien plus nombreux que les dominants. Mais le problème est
que pour renverser les dominants, il faut s'allier... mais ne pas créer
ensuite un nouveau rapport de domination*
Investissement:
Là encore, Eula se retrouve un peu coincée entre ses opinions marxistes,
la nécessité d'avoir un compte en banque, et la conscience de ne pas
savoir vraiment à quoi sert l'argent qu'elle y laisse, de ne pas
vraiment pouvoir choisir: soit il est investi par la banque dans des
actions de pétrochimie, soit on peut demander qu'il ne finance pas les
énergies non renouvelable, mais dans ce cas il risque de servir à des
entreprises qui ne respectent pas le code du travail, etc... Et ça la
met mal à l'aise. C'est un problème pour moi aussi, bien que je n'aie
pas un tas d'argent digne de crésus. Et comme elle j'ai un profil
d'investisseur le plus bas possible, avec le moins de risques possible (
au grand dam de la conseillère bancaire qui n'a jamais réussi à me
convaincre de risquer plus.
Mais en même temps impossible de se
passer de banque, et Eula a mauvaise conscience, puisqu'elle veut avoir à
la fois des vacances, du temps pour écrire et une retraite un jour
lointain (ce n'est clairement pas la nana qui veut être riche, juste
vivre décemment. Mais ce décemment ne peut se faire qu'en transigeant
avec sa conscience, surtout en étant devenue propriétaire.
J'ai
choisi: je refuse d'être propriétaire tant que je peux l'éviter.
Malheureusement avec les lois en France, il est parfois plus simple
d'acheter un logement que de le louer ( le fameux " gagner 3X le montant
du loyer". Je touche 1600 euros par mois, ce qui est très confortable,
tant que je partage un loyer avec ma mère. Mais si je devais me loger,
je ne pourrais pas dépasser 530 euros, et dans ma région, ça signifie
pas vraiment plus qu'un studio au ixième étage dans ascenseur. Donc
j'économise, tant que je peux
Comptes: ici, elle fait un
peu le bilan de tout le reste, de l'activité d'écrivaine, de sa
tentation de démissionner, pour vivre en accord avec ses principes. Mais
il est difficile de renoncer au confort quand on s'y habitue. De
retourner au vélo quand on a une voiture. Mais il y a aussi tout une
réflexion intéressante sur le bénévolat, la gratuité et les femmes.
Précisément sur le fait que beaucoup d'activité sont un don ou un
échange, des participations bénévole dans des associations, et que ,
comme par hasard, les bénévoles des associations sont presque toujours
des femmes, qui font donc don de leur temps pour le bien commun, temps
qui est souvent plus précieux que l'argent ( d'expérience, je dirais
qu'en Europe, c'est peut être 75% de femmes, à la totalité selon le
domaine d'action de l'association: sport, musique: il y a des hommes.
Aide aux gens et animaux, nettement moins. Et lorsqu'il s'agit du bureau
qui fait marcher l'association, alors là, les gars se défilent très
souvent). Les femmes gagnent moins d'argent que les hommes, MAIS on
attend d'elles qu'elles investissent aussi leur temps dans des activités
qui bénéficient à d'autres.
Que voilà un ouvrage inhabituel
et intéressant, car non seulement il part de réflexions quotidiennes qui
peuvent tous nous arriver, mais aussi, explore avec presque gourmandise
le vocabulaire et le sens, y compris dans plusieurs langues. Et ponctue
son discours de références musicales. Etymologie, linguistique et
musique, je ne pouvais que kiffer.
Est-ce qu'un livre peut avoir une bande son? Oui, car certains titres sont mentionnés directement; et donc, la voilà!
Elle
convoque autant les Beatles que des comptines ( y compris frère Jacques
- en français- tâtonné sur un piano), Dire Straits que RuPaul
Mentionnés sans titres précis
Sade, Genesis, Chaka Khan, Human league, Wu-Tang Clan
Quelques points culturels qui méritent précision:
Kudzu: plante asiatique devenue invasive en Amérique, particulièrement au Canada
culture shaker:
sous-branche des quakers, prônant la frugalité et entre autres
l'égalité de genres dans le travail, mais aussi le célibat volontaire
qui a entraîné in fine leur inévitable disparition. Ils sont connus pour
leur design qui rappelle le design épuré scandinave en Europe
culture haïda, culture kwakwaka'wakw: peuples autochtones canadiens
Graphiques du NY times sur la mobilité sociale: très bien fait, on peut comparer en choisissant les catégories sociales d'origine, le genre et les origines ethniques.
The landlord's game:
prototype du Monopoly, inventé par une femme ( qui n'a pas touché un
rond de droits d'auteur) et dont ironiquement l'objectif était
d'apprendre aux gens à gérer raisonnablement son argent dans une optique
socialiste. Double ironie, il est basé sur un jeu du peuple kiowa, et dénonce la spoliation des terres, dont les amérindiens ont été les premières victimes.
Mierle Ukeles: artiste qui s'est intéressée aux tâches de maintenance et en fait le coeur de ses oeuvres.
Marianna Mazzucato : économiste qui prend partie pour le secteur public et non le secteur privé dans le domaine de l'innovation
spy vs spy: comics présentant deux espions, similaires, aux allures d'oiseaux.
The americans : série D'espionnage où des espions du KGB infiltre les USA et doivent apprendre à vivre dans l'american way of life pour passer inaperçu, malgré leur culture soviétique
Toni Cade Bambara: réalisatrice de documentaire , activiste sociale
peuple uduk: ethnie du Soudan
Danica Phelps: Plasticienne et dessinatrice qui représente visuellement ce qu'elle gagne et dépense sous forme de dessins et de barres.
*
J'y repensais en écoutant des podcasts sur la ségrégation aux USA. L'un
mentionnait que la plupart des textes de lois stipulaient que les
mariages étaient interdits entre un noir et une blanche. Et quasiment
jamais l'inverse. Qu'un noir pouvait être lynché pour avoir parlé à une
blanche, mais il n'était pas non plus relaté de lynchages de noires qui
aurait parlé à des blancs (au contraire, ils allaient s'encanailler
auprès des prostituées des quartiers noirs).
Je pense que ça vient
d'un clash de domination qui faisait bugger le cerveau des législateurs
blancs: pour eux home> femme et blanc> noir. Qu'un homme blanc
domine une femme noire, c'est normal , puisque les deux dominations sont
cumulées et vont dans le sens choisi un homme blanc est deux fois
supérieur à une femme noire.
L'inverse en revanche devait les faire
vriller, puisque si homme> femme et blanc> noir, les deux
dominations s'annulent, on ne peut imaginer une femme supérieur à un
homme ou un noire supérieur à une blanche, diablerie! Une union blanc +
noire allait malgré tout dans le sens de l'ordre social, alors qu'une
union noir+ blanche le défiait ouvertement. Et comme on supposait les
femmes comme inaptes à décider pour elles-mêmes, il fallait légalement
les "protéger" de la convoitise de gens considérés comme inférieurs.
Supposer qu'elles puissent choisir elles-même consciemment leurs
conjoints pour leurs qualités, sans tenir compte de leur origine
ethnique était probablement même impensable.
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